La lenteur : geste(s), gestation(s) et réception(s) (Cergy)
Dans une société qui voue un culte à la vitesse au nom de l’efficacité, du progrès et surtout de la rentabilité, il semblerait que la lenteur soit presque devenue un geste de résistance. À la lenteur est associée la vieillesse, le dépassement, le passé. À la vitesse, la jeunesse vigoureuse du monde de demain. Cette dynamique existentielle, fondée sur la logique de l’accélération, s’est imposée avec l’entrée de l’humanité dans l’ère technologique moderne : l’âge de la machine a profondément modifié notre rapport au rythme.
Aujourd’hui pourtant, nous avons conscience et connaissance des effets néfastes qu’a pu engendrer cette injonction constante à la vitesse et à l’accélération des modes de vie : l’impression d’un mal-être sociétal et individuel généralisé, le désastre écologique mondial, en sont des conséquences notoires. Qu’attendons-nous pour ralentir ?
Dans de nombreux domaines, des hommes et des femmes ont choisi d’adopter la lenteur, contre la frénésie d’un monde dans lequel ils ne trouvaient plus de repères : l’écologie, la gastronomie, la médecine, la sexualité ou encore l’urbanisme ont vu se développer au cours des deux derniers siècles des approches plus lentes, pour lesquelles la prise de temps ne constituait plus un luxe, mais un geste salvateur dans l’optique de créer un monde où l’on vit mieux. Les domaines de la création, de la conservation et de la recherche ont également vu émerger des courants qui s’opposent à l’hyperactivité de la production et de la perception : le cinéma de la lenteur (slow cinéma) s’illustre avec des noms tels que Terrence Malick, Carlos Reygadas ou encore Apichatpong Weerasethakul. Des peintres comme Vermeer, dont l’observation de la lumière et sa transcription sur la toile pouvaient prendre des mois entiers, envisagent leur activité comme une épreuve de patience et de persévérance. La même remarque pourrait s’appliquer aux restaurateurs d’art, dont le geste lent, précis, délicat et répétitif, est au cœur du métier. Quelles significations prennent donc aujourd’hui le geste lent, mesuré, le rythme qui se déploie, le temps qui s’étire? Doit-on nécessairement mettre dos à dos le temps long de la réflexion et la rapidité de l’action? Opposer qualité et efficacité?
En tant qu’individu qui prend le temps pour inaugurer des dynamiques créatrices différentes de celles que propose le monde industrialisé, l’artiste peut se confronter à la lenteur comme nécessité, mais il peut aussi l’explorer et l’exploiter sous la forme de techniques qui nous intéressent en tant qu’elles modifient notre rapport au monde : le ralenti cinématographique, l’amplification descriptive, la minutie de la confection artisanale ou le point d’orgue en musique sont autant de procédés pratiques de la lenteur qui initient et inclinent l’être humain à un état contemplatif nouveau.
Ce qui vaut pour la création de l’œuvre d’art vaut aussi pour sa réception : que ce soit dans la jouissance ou dans la recherche esthétique, la lenteur, le mode de la pensée lente, sont ce qui permet l’émergence d’un rapport sensible, intime et créatif à l’objet qu’on observe. Tandis que l’art est devenu un objet de consommation comme un autre, certains artistes (peintres, écrivains, cinéastes) semblent chercher à éprouver la capacité de patience du spectateur, entendue comme persévérance de l’attention sensorielle et cognitive.
Chercheuses et chercheurs que nous sommes, quel que soit notre domaine de compétences, nous ne pouvons qu’être sensibles à la fécondité de la lenteur, qui mène à réaffirmer l’importance du temps dédié au terrain pour mener à bien son exploration, et ce malgré l’accélération constante du rythme de la recherche depuis cinquante ans. C’est seulement en prenant le temps de la lenteur, pour observer attentivement, qu’on peut parvenir à déployer une vision plus profonde, perçant au-delà des lieux communs et des idées reçues qui ne cessent d’abonder à toute vitesse.
Cette journée d’études aura donc pour but de rassembler et de faire se rencontrer différentes pensées, théories et pratiques de la lenteur, dans tous les champs d’investigation possibles. Peut-être parviendrions-nous alors à dessiner, d’intervention en intervention, les contours d’une vita lenta possible, dans laquelle on pourrait de temps en temps retrouver le rythme des « flâneurs d’antan » et de « ces héros fainéants des chansons populaires », dont Milan Kundera regrette la disparition dans La Lenteur, sans pour autant quitter ou refuser le monde moderne où nous aspirons à trouver notre place.
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Modalités de contribution :
Les propositions de communication sont à envoyer à maria.castaneda-barragan@etu.u-cergy.fr avant le 12 mai 2022.
Publication des textes sélectionnés : Le 10 juin 2022.
Les propositions doivent inclure :
Les nom, prénom, adresse électronique, statut, discipline et affiliation du chercheur ou de la chercheuse.
Le titre de la communication.
Un résumé d’un maximum de 300 mots, accompagné d’une notice bibliographique.
La langue de travail du séminaire est le français. Il n’y a pas de frais d’inscription pour participer au séminaire.
Comité scientifique :
Camila Melo (Doctorante en Études Hispaniques - Cergy Paris Université - UMR 9022 HÉRITAGES / Histoire des arts - Universidad Nacional Autonoma de Mexico)
Anabelle Machou (Doctorante en Littérature - Cergy Paris Université - UMR 9022 HÉRITAGES - Fondation des Sciences du Patrimoine)
Jean-Philippe Saby (Doctorant en Etudes Hispaniques - Cergy Paris Université - UMR/9022 HÉRITAGES)
Léo Dekowski (Doctorant en Littérature - Cergy Paris Université - UMR 9022 HÉRITAGES)
Jimena Castaneda (Doctorante en Études Hispanophones - CY Cergy Paris Université - UMR 9022 HÉRITAGES)
Indications bibliographiques :
BACHELARD Gaston, La dialectique de la durée, Paris, Presses Universitaires de France, 1963.
BASCHET Jérôme, Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits, Paris, La Découverte, 2018.
ÇAĞLAYAN Emre, Poetics of Slow Cinema: Nostalgia, Absurdism, Boredom, New York, Springer, 2018.
CITTON Yves, Pour une écologie de l’attention, Paris, Le Seuil, 2014.
CITTON Yves, L’économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme?, Paris, La Découverte, 2014.
GLEICK James, Toujours plus vite : de l’accélération de tout ou presque, Paris, Hachette Littérature, 2001.
HONORÉ Carl, Éloge de la lenteur, Paris, Marabout, 2005.
KUMMER CORBY, Les plaisirs du Slow Food : tradition du goût, goût de la tradition, Paris, Chronicle/Seuil, 2002.
KUNDERA Milan, La lenteur, Paris, Gallimard, 1995.
LEVINE Robert, A Geography of Time : the Temporal Adventures of a Social Psychologist, New-York, Basic Books, 1997.
MILLAR Jeremy et Scwartz Michael, Speed : Visions of an Accelerated Age, Londres, The Photographer’s Gallery, 1998.
NADOLNY Sten, La découverte de la lenteur, Paris, Grasset, collection « Les Cahiers rouges », 1998.
PLATON, Charmide, 159 b et suiv., in Platon, Œuvres complètes, Traduction par Joseph Moreau et Léon Robin, Paris, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 2019, t.1.
ROSA Hartmut, Accélération : une critique sociale du temps (trad. de l'allemand), Paris, La Découverte, 2010
ROSA Hartmut, Aliénation et accélération : vers une théorie critique de la modernité tardive (trad. de l'anglais), Paris, La Découverte, 2012.
SANSOT Pierre, Du bon usage de la lenteur, Payot & Rivages, 1998.
TERTULLIEN, De la patience, Paris, Éditions du Cerf, 1984.